avril 19, 2024

LES SCIENTIFIQUES FRANÇAIS

REVUE DE PHILOSOPHIE DE LA PAIX

LA VISION DE JÉRUSALEM DANS L’HYMNOGRAPHIE ARMÉNIENNE

ANNA AREVCHATYAN (Arménie)

LA VISION DE JÉRUSALEM DANS L’HYMNOGRAPHIE ARMÉNIENNE

(Dans les hymnes de midi Gloire à Toi, Jérusalem et l’hymne À la Jérusalem céleste du Canon des Défunts)

L’art du chant spirituel arménien est l’une des branches les plus anciennes de la culture musicale chrétienne. La Messe, la Liturgie arméniennes et la Cérémonie à la mémoire des défunts, ainsi qu’un certain nombre de canons de l’Hymnaire ont commencé à se former dès le IVe siècle[1]. Aussitôt après la création de l’alphabet arménien, dans les tropaires, premiers chants spirituels originaux, un système de contenu imagé s’est fait jour, qui est étroitement lié aux notions bibliques et à la littérature patristique exégétique. Dans leurs chants, les auteurs arméniens des hymnes se sont largement servis de diverses citations et de parallèles en rapport avec divers épisodes et événements de l’Ancien Testament.

La vision de Jérusalem, en tant que ville de Dieu, personnifiant la gloire du Seigneur, est présente dans de nombreux hymnes. Cependant, il se doit de noter en premier lieu les hymnes de midi Gloire à Toi, Jérusalem (Գովեա, Երուսաղէմ զՏէր), exécutés au cours de la Messe. Selon les listes médiévales des hymnographes, le texte canonique était traduit par le Catholicos Hovhannēs Mandakuni (deuxième moitié du Ve siècle). Représentant de la jeune génération de disciples des saints traducteurs, il fut l’un des hymnographes les plus prolifiques de l’âge d’or. Les hymnes d’un certain nombre d’anciens canons lui sont attribués (en plus de la « Govea » du Midi), c’est-à-dire les hymnes créés avant la vaste activité de réforme et d’écriture d’hymnes du catholicos Nersēs Šnorhali (XIIs.). Très probablement, Catholicos Hovhannēs Mandakuni est l’auteur d’au moins une partie de la composante musicale de « Govea », et peut-être d’une partie importante.

Ces chants présentent une nature festive solennelle, ce qui correspond entièrement au contenu glorifiant de la Bible où Jérusalem est identifiée au mystère de la Résurrection du Christ.

Voici le texte littéraire de cet hymne :

Գովեա Երուսաղէմ զՏէր:

         Յարեաւ Քրիստոս ի մեռելոց. ալէլուիա:

         Եկայք ժողովուրդք. երգեցէք Տեառն` ալէլուիա:

         Փառք Հօր եւ Որդւոյ եւ Հոգւոյն Սրբոյ

         այժմ եւ միշտ եւ յավիտենս յաւիտենից ամէն:

         Յարուցելոյն ի մեռելոց ալէլուիա,

         որ զաշխարհս լուսաւորեաց, ալէլուիա:

La traduction de texte :

Gloire à Toi, Jérusalem, en Notre Seigneur,

Le Christ est ressuscité de parmi les morts,

Venez, tous les peuples, et glorifiez le Seigneur, alléluia.

Grâce au Père, au Fils et au Saint-Esprit,

Maintenant et toujours et dans les siècles des siècles, amen.

Aux ressuscités des morts, alléluia,

Qui avez illuminé le monde, alléluia.

Une grande partie de ces hymnes de glorification se distinguent par une composition originale des modes. Ces cantilènes sont chantées sur tous les modes, ayant aussi leurs Incipits[2]. Toutefois, ce sont les Gloire à Toi, Jérusalem, développés sur les modes I Mode autentique et I Mode latéral (Աձ et ԱԿ) qui résonnent le plus souvent, ceux dont les configurations mélodiques donnaient la possibilité aux hymnographes d’exprimer le mieux la nature grandiloquente et solennelle des hymnes de midi.

Exemple notifié

Un autre aspect de la vision de Jérusalem, son hypostase eschatologique, est présenté dans l’hymne du Canon des Défunts À la Jérusalem céleste.

La mélodie de l’hymne est lugubre, saturée d’humeurs propres aux ermites ayant renoncé à tout ce qui est terrestre, semblant dirigée vers les espaces supérieurs, vers l’essence mystique du monde supérieur reflétant le Paradis céleste.

Le texte littéraire de l’hymne est le suivant :

Ի Վերինն Երուսաղէմ ի բնակարանս հրեշտակաց.

Ուր Ենովք եւ Եղիաս կան ծերացեալ

Աղավնակերպ, ի դրախտին եդեմական՝ պայծառացեալ արժանապէս.

Ողորմած Տեր,  ողորմեա հոգւոցն մեր ննջեցելոց:

La traduction de texte est la suivante:

À la Jérusalem céleste, au domicile des anges,

Où se trouvent les vieillards Eunuque et Élias,

En forme de colombes, jugés dignes du Paradis édénique,

Miséricorde, Seigneur, miséricorde pour l’âme de nos défunts.

Là, ce sont les prophètes Eunuque et Élias de l’Ancien Testament qui sont cités, ceux qui ont trouvé le repos au Paradis, à la Jérusalem céleste, domicile des anges. Là, on trouve un parallèle sémantique avec les personnages de l’Ancien Testament, un procédé d’arrangement littéraire et poétique du texte biblique, qui s’est brillamment manifesté surtout dans les textes littéraires des Bénédictions Majeures de la Résurrection (Յարութեան Աւագ Աւրհնութիւնք) de Step’annos Siwnec’i (†735).

Exemple notifié

L’hymne est chanté sur le le troisième mode latéral (ԳԿ), qui est caractérisé par un modèle profondément lyrique et triste. C’est dans ce mode que se développent de nombreux hymnes du Canon des Défunts et d’autres canons, comme, par exemple, l’hymne  attribué à  Mesrop Maštoc’ (IV–V siècles)

Je tombe devant Toi (Անկանիմ առաջի Քո) ou l’hymne Dans le sein infini du Père (Յանսկբնական ծոցոյ Հաւր) de Hakob Sanahnec’i (Xe-XIe siècles). Dans le refrain de chaque strophe, l’hymnographe demande la miséricorde du Seigneur pour le repos des âmes des défunts.

La mélodie abstraite, sublime, des cantilènes appartient aux exemples classiques de l’hymnodie arménienne, c’est-à-dire qu’elle provient d’une époque où l’hymnographie nationale, saturée des particularités de l’intonation et du rythme, élaborées par les auteurs de la période précédente, des Ve-IXe siècles, est passée à une nouvelle période qui, grâce aux hymnographes de la période de la Royauté d’Ani, à savoir le Catholicos Petros Getadarc’, Grigor Magistros Pahlavuni, Daniel Eražišt (le Musicien) et Hovhannes Sarkavag Imastasēr (Le Diacre Philosophe), a préparé le nouvel essor qualitatif observé dans l’œuvre des hymnographes de l’Arménie Cilicienne. Cela concerne d’une manière égale les cantilènes syllabiques, neumatiques et mélismatiques   chantés dans un tempo « vif », « modéré » et « moyen », ainsi que « lourd » et « très lourd ».

L’auteur de l’hymne, le Catholicos Pétros Getadarc’ (†1054, Catholicos à partir de 1019), est aussi l’auteur d’une série d’autres hymnes du Canon des Défunts. On considère que ces chants, dont la majeure partie est pénétrée d’émotions de repentir et de sentiments de regret, ont été créés par le Catholicos Getadarc’, après la chute de la Royauté des Bagratides, alors qu’il était prisonnier à Constantinople, quand il avait profondément conscience des conséquences tragiques et irréversibles de sa faute dont le résultat avait été la perte de la souveraineté arménienne et de la glorieuse capitale de la Royauté d’Ani. Comme en témoignent les listes médiévales des hymnographes, le Catholicos Pétros a été également l’auteur de cantilènes inclues dans une série d’autres canons. La plus célèbre d’entre elles est sans doute Արիացեալք առ հակառակսըն (Vous qui avez bravement combattu l’ennemi), dédiée à la mémoire des saints Vardanides tombés au cours de la bataille héroïque d’Avaraïr en 451. Ce volumineux hymne mélismatique est chanté sur le IV Mode latéral ramifié (Դկ ստեղի) et il est composé de plusieurs parties contrastantes destinées à être exécutées solo.

Par ailleurs, dans le cas de Gloire à Toi, Jérusalem, nous possédons aussi les arrangements polyphoniques[3] du grand Komitas, alors que l’hymne À la Jérusalem céleste a été mis sur quatre voix par Lévon Abrahamian, pianiste et organiste bien connu de la Sainte Siège de l’Edjmiatzin; un arrangement très proche de l’arrangement du style comitassien.

.Les deux hypostases de la vision de Jérusalem, les images de la ville sainte,

sont reflétées dans l’hymnographie arménienne avec l’expression artistique provenant de l’esthétique aréopagite de l’Église Chrétienne et conformément aux notions théologiques de la conception du monde médiévale, procurant un terrain fertile, tant aux traditions hymnographiques indépendantes qu’aux études comparatives.

[1] Nous parlons de la rédaction appartenant à Sargis Erec’ (XIII siècle). Voir Anassian H. La bibliologie arménienne, v. I. Erevan, ed. de l’Académie de la RSSA, 1959, pp. LXV—LXVI, ou le Canon des défunts est attribué au Catholicos Nerses Part’ev le Grand.

[2] Voir Hymnes de midi de l’Église Apostolique Arménienne, compilation de A. Papayan, Erevan, 2006, p. 7-10 (en arm.).

[3] Voir Komitas, Œuvres complètes, t. 7; La Messe, réd. R. Atayan, le tome a été préparé à la publication par G. Gueudakian et D. Déroyan, voir le chapitre « Chants annexes », No 10, Gloire à Toi, Jérusalem, Erevan, éd. « Anahite », 1997, p. 96 ; voir aussi Les hymnes de midi de la Sainte Église Apostolique Arménienne, transposés de la notation arménienne et rédigés par A. Papayan, Erevan, 2006.